L’année dernière est paru aux Éditions Denoël un recueil de nouvelles de Jean Rhys inédites en français : L’oiseau moqueur et autres nouvelles. Mais Jean Rhys a également écrit des romans, dont son œuvre majeure, qui a connu un grand succès de son vivant, La prisonnière des Sargasses (Wide sargasso sea). Les récits de Jean Rhys sont partiellement autobiographiques : elle y parle des Antilles et y relate ses expériences en Europe. Elle met en scène, à travers une langue marquée par la créolité, des femmes souvent déchues et avides de liberté.
« Si je cesse d’écrire, ma vie n’aura été qu’un échec atroce. Je n’aurai pas gagné ma mort »
Ella Gwendolen Rees Williams, ou Jean Rhys, a vécu, à l’image de ses héroïnes, une vie tourmentée. Elle naît en 1890 à la Dominique, une île des Antilles anglaises, d’un père d’origine galloise et d’une mère créole. Elle grandit au sein d’une communauté majoritairement noire avant de quitter sa terre natale à l’âge de dix-sept ans pour l’Angleterre où elle devient Chorus girl. Elle part ensuite en Autriche et s’installe finalement à Paris. S’en suit une période prolifique où elle publie de nombreuses œuvres. Néanmoins, dans les années 1940 son état se dégrade : elle connaît la pauvreté, l’alcoolisme et est même arrêtée en 1949 pour avoir agressé ses voisins – épisode qu’elle raconte dans Qu’ils appellent ça du Jazz1. En 1966, elle publie La prisonnière des Sargasses, et à travers l’histoire de son héroïne, qui est d’ailleurs un personnage secondaire du roman Jane Eyre de Charlotte Brontë, elle nous parle des Antilles, de la solitude, et de la haine qu’un homme finit par éprouver pour une femme qu’il ne comprend pas.
La prisonnière des Sargasses met en scène une jeune créole, Antoinette Cosway, qui vit avec sa mère et son frère dans une plantation isolée et délabrée de la Jamaïque. Toute son enfance elle ne connaît que l’indifférence de sa mère, obsédée par son frère à la constitution fragile, et les révoltes d’esclaves. Elle est alors envoyée dans un couvent qu’elle quitte à l’âge de dix-sept ans pour se marier à un Anglais, Mr Rochester, récemment débarqué à la Jamaïque. Mais celui-ci est trop arrogant et égoïste ; imbu de lui-même, prisonnier de ses préjugés, il ne s’intéresse pas à elle.
« Il y a trop de tout, telle était mon impression tandis que je chevauchais avec lassitude derrière Antoinette. Trop de bleu, trop de violet, trop de vert. Les fleurs sont trop rouges, les montagnes trop hautes, les collines trop proches. Et cette femme est une étrangère. Son expression implorante m'est désagréable. Je ne l'ai pas achetée, c'est elle qui m'a acheté, ou, en tout cas, elle le pense. Je baissai les yeux sur la crinière rude du cheval... Cher Père. On m'a versé les trente mille livres sans discussion ni conditions. »2
Au fur et à mesure du roman, leur relation se dégrade et l’on perçoit le lent changement qui s’opère dans les sentiments de Mr Rochester dont l'indifférence finit par se transformer en une haine farouche.
« Je me levai enfin ; le soleil, maintenant était ardent. Je marchais avec raideur et ne parvenais pas à me forcer à réfléchir. Puis je passai à côté d'une orchidée avec de longs rameaux fleuris d'un brun doré. Une des fleurs toucha ma joue et je me souvins d'en avoir cueilli quelques-unes pour Antoinette, un jour. "Elles vous ressemblent", lui avais-je dit. À présent, je m'arrêtai pour en casser un rameau et je l'enfonçai dans la boue en le piétinant. »3
La priso nnière des Sargasses est un livre d'une éblouissante cruauté. Celle d'un homme qui ne parvient pas à percevoir sa femme autrement que comme une étrangère et qui finit par la haïr. La haïr parce qu’il est incapable de l’aimer, la haïr pour l'emprise qu'elle possède sur ses sens, pour les promesses qu'il lui a faites et qu'il n'arrive pas à tenir. Bref, parce qu'elle lui a montré qu'il était faible. Ce qui est étonnant c'est que le lecteur perçoit véritablement les sentiments qui le submergent petit à petit et vers la fin du livre on parviendrait presque à le comprendre tant Antoinette apparaît ravagée, après avoir sombré dans la folie et l’alcool. Mais La prisonnière des Sargasses c’est surtout l'histoire de cette femme qui aime en vain et à en devenir folle. Ce roman est également une peinture sublime des Antilles. Néanmoins, Jean Rhys ne met pas l’accent sur les paysages exotiques – même si l'on trouve un certain nombre de descriptions – mais davantage sur l'atmosphère particulière, souvent étouffante et poisseuse, qui exacerbe les passions et accentue le mal-être. Antoinette Cosway, que son mari finira par appeler Bertha, est également un double de l’auteur, les questions qu’elle se pose sur son identité sont une projection de celles de Jean Rhys.
« C'était une chanson sur un cancrelat blanc. C'est moi. C'est comme ça qu'ils nous appellent nous tous qui étions ici avant que les gens de leur propre race, en Afrique, ne les vendent aux marchands d'esclaves. Et j'ai entendu des Anglais nous appeler des nègres blancs. Aussi, entre vous tous, je me demande qui je suis, et où est mon pays et à quelle race j'appartiens et pourquoi je suis née du reste ! » 4
Quand au mari, il formule clairement ce que nombre d’Européens pensent des Créoles antillais:
« Des yeux en amande, tristes, sombres, étrangers. Elle a beau être une Créole de pure descendance anglaise, ces gens-là ne sont pas anglais ni non plus européens. »5
En général, je n’aime pas les livres qui reprennent les personnages d’autres romans. Néanmoins, La prisonnière des Sargasses est bien plus qu’un prélude à Jane Eyre, même si Antoinette Cosway est bien la première femme de Mr Rochester ; celle qu’on découvre enfermée dans le grenier de la belle demeure anglaise et qui finira par y mettre le feu. En effet, il constitue une œuvre entièrement indépendante et il n’est pas nécessaire d’avoir lu le roman de Charlotte Brontë pour lire celui-ci. L’auteur n’insiste pas sur l’origine de ses personnages, tout lecteur averti comprend de lui-même. D’autre part, Jean Rhys a une approche entièrement différente. Elle ne porte pas du tout le même regard sur Antoinette et Mr Rochester que Charlotte Brontë puisque celle-ci est humanisée - à travers son histoire et la mise en relief de ses sentiments. Néanmoins, dans La Prisonnière des Sargasses Mr. Rochester n’est pas non plus présenté comme un monstre, Jean Rhys n’opère pas un renversement complet des perspectives : les décisions qu’on lui a imposées, le caractère de sa femme expliquent en grande partie son attitude. D’autant plus, que la folie d’Antoinette Cosway semble être une fatalité, puisqu’elle suit exactement le même chemin que sa mère.
1 A septembre Pétronella suivi de Qu’ils appellent ça du Jazz, éd. folio 2 euros.
2 éditions Imaginaire Gallimard page 81.
3 éditions Imaginaire Gallimard page 121.
4 éditions Imaginaire Gallimard page 124.
5 éditions Imaginaire Gallimard page 77.